“Je connais le kungfu”

Non Néo, tu ne connais pas le kungfu…

Ce que tu crois savoir de ce terme provient d’un imaginaire véhiculé par le cinéma ce qui a ensuite suscité un engouement pour les arts martiaux chinois à travers le monde.

Si nous partons du principe que le langage, les mots employés façonnent d’une certaine manière notre représentation du monde (hypothèse de Sapir-Whorf) alors il est fondamental de s’attarder sur leur définition, signification spécifiquement dans leur langue d’origine, comme c’est le cas pour le terme précédent.

C’est particulièrement vrai lorsque les termes utilisés n’appartiennent pas à notre culture, car plus que le sens c’est la place qu’ils occupent dans leur culture d’origine en tant que concept qui est importante.

Si nous nous trompons dans l’interprétation d’un mot étranger alors cela peut nous amener à nourrir une fausse représentation du sujet traduit. De plus si nous ne connaissons pas le véritable sens d‘un terme alors nous sommes « à la merci » de l’interprétation d’une tierce personne qui pourra nous raconter ce qu’elle veut ou ce qu’elle pense avoir compris à propos de ce sujet.

Revenons donc au film Matrix et à notre ami Néo, qui après avoir téléchargé dans son cerveau tous les styles d’arts martiaux possibles et inimaginables afin de combattre ses ennemis, se réveille et s’écrie: « je connais le kungfu ». Hé bien navré de te décevoir mais non tu ne connais pas le kungfu… ce que tu as appris de manière artificielle et accélérée ce sont des techniques d’arts martiaux et le kungfu n’est PAS un art martial.

Je m’explique, kungfu vient du chinois gong fu 功夫.

gong signifie: mérite, réalisation, effort, compétence, travail.

fu signifie: le mari mais surtout l’homme (en tant que détenteur d’un savoir, d’une position ou d’un statut/rôle) ex 渔夫 yufu un pêcheur >> l’homme qui pêche.

Donc si nous associons les deux, cela nous donne quelque chose comme « l’homme méritant », « l’homme qui s’est réalisé/accompli » ou encore « l’homme ayant acquis des compétences au prix d’un effort/travail ». Le gong fu atteste d’un niveau de compétence, de maitrise où la technique « disparait » à l’issue de son intégration complète dans le corps et l’esprit au prix d’un travail quotidien sur une très longue période.

Nous sommes donc assez loin des coups de pied retournés et des pyjamas de soie semble t’il.

Pourtant si on considère le temps, les efforts, la volonté passés à comprendre, s’entrainer encore et encore ce terme peut bien évidemment s’employer dans le cadre des arts martiaux.

Comme nous le rappelle Zhuang zi dans son texte sur le cuisinier Ding découpant un boeuf (1), ce personnage a développé un tel niveau d’habileté, de maitrise et d’efficience qu’il « trouve le boeuf par l’esprit sans plus le voir de ses yeux » sa lame glissant le long des articulations et des os sans jamais rencontrer la moindre résistance ainsi il n’a donc pas eu besoin d’aiguiser son couteau depuis 19 ans.

On peut dire qu’il a atteint l’état de gong fu dans l’art de la cuisine. Cet état peut être transposable à n’importe quelle discipline physique ou spirituelle, de la calligraphie au jardinage en passant par les arts martiaux à condition de s’impliquer « corps et âme ».

Il s’agit d’un apprentissage qui ne se transmet pas par les mots (et encore moins par des programmes informatiques comme dans le film).

Alors que l’intellect ne peut jamais rien connaitre avec certitude, la main sait ce qu’elle fait avec une sureté infaillible, elle sait faire ce que le langage ne peut dire.

Zhuang zi à nouveau, évoque à travers l’histoire du charron (2), la difficulté que rencontre ce dernier à transmettre son art à ses fils car ils n’ont pas voulu apprendre le geste par eux mêmes.

« Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n’ai pas pu le transmettre à mes fils. »

Comprendre par l’esprit est souvent aisé mais manifester cette compréhension dans le corps est bien plus compliqué.

Il rajoute: « Entre force et douceur, la main trouve et l’esprit répond. »

Nous pensons souvent que la relation entre le corps et l’esprit est unilatérale, ce dernier régnant à la manière d’un empereur sur ses sujets. Pourtant dans la recherche du gong fu (ainsi que dans certaines autres pratiques), il est nécessaire d’accorder une attention particulière au fait que le corps au travers de ces répétitions de gestes/mouvements va influer sur l’esprit, le « modeler » petit à petit. Il y a donc un constant va et vient entre ces deux composants de l’individu (ce qui est indivisible).

Le geste devient une synthèse, symbole de l’intégration du corps et de l’esprit en un.

Pour conclure, nous pouvons dire enfin que même à l’heure de l’internet surpuissant, de l’omniprésence du savoir, de l’information disponible à chaque instant et surtout de l’avènement de l’IA, il existe un apprentissage qui ne peut reposer sur l’unique accumulation de connaissances.

Le gong fu ne s’obtient pas dans les bibliothèques ni derrière un écran.

爲學日益,爲道日損

« Par les études on accroit de jour en jour, par le Dao on diminue de jour en jour. »

Début du chapitre 48 du Dao de jing

  1. Chapitre III du Zhuang zi « nourrir en soi la vie » traduction de JF Billeter dans Leçons sur Tchouang tseu

(2) Chapitre XIII du Zhuang zi « la voie du ciel » traduction de JF Billeter dans Leçons sur Tchouang tseu

Précédent
Précédent

Le Qi gong

Suivant
Suivant

Le concept de wu xing 五行